80 ans de moi
J’ai 22 ans, mais je n’en ai que huit. Je mange exclusivement de la nourriture qui me fait plaisir, beaucoup de sucre et peu de légumes. Je n’aime pas cuisiner, faire le ménage et vider la poubelle. Je décore mon environnement de mille et une couleurs, je colle des stickers d’arc-en-ciel dans mon agenda, je dessine des croissants de lune entre mes notes de cours, puis je les coiffe de nuages. Les romans que je lis sont peuplés de fées, de sorcières et de dragons. Je ne veux pas grandir.
J’ai 22 ans, mais j’en ai quinze. J’ai les cheveux roses, mauves, bleus, et je rêve des milliers de tatouages dont je décorerai un jour mon corps. J’entoure mes yeux de noir juste parce que ça me plaît. Je ne mets pas de brassière parce que je m’en fous, je porte des jupes courtes parce que je m’en fous, je ne charge pas mon téléphone parce que je m’en fous. Je noirci des cahiers entiers de pensées tristes ou nostalgiques, simplement parce que c’est ce qui m’inspire le plus. Je ne veux pas vieillir.
J’ai 22 ans, mais j’en ai vingt-cinq. Toutes mes amies sont à l’université, ont leur propre appartement, leur chat, leur chien, leur couple et leurs problèmes. J’ai un emploi du temps chargé, j’ai l’impression de sans cesse courir à droite et à gauche, je me demande parfois si je n’ai pas plus de responsabilités que ce que je peux supporter. J’aime le minimalisme, quand tout est rangé, et les draps propres. J’ai une marque de stylos préférés, et je rachète en boucle les mêmes produits depuis toujours. Je ne veux pas m’arrêter.
J’ai 22 ans, mais j’en ai quarante. Mon historique de recherche affiche des maisons de campagnes, des livres de philosophie et des voyages au bout du monde. Je fais du bénévolat, du magasinage en ligne, j’oublie de voir mes amies. Je travaille le plus possible, mais pas pour l’argent, juste parce que ça me plaît. Je déteste n’avoir rien à faire, mais je n’aime pas non plus sortir de chez moi. Je sors tout de même voir les nouveaux films, les nouvelles expositions et les nouvelles pièces de mes auteurs préférés. Je ne veux pas changer.
J’ai 22 ans, mais j’en ai quatre-vingt. Mes plaisirs coupables incluent le dernier roman quétaine acquit par ma bibliothèque, un nouveau pilulier pour mes trop nombreuses prescriptions, et des bas de compressions gris pour mes pieds-patates. Je me lève déjà fatiguée, mais je continue de souffrir chaque nuit de mon insomnie. Je n’ai pas faim le matin, j’enchaîne les rendez-vous chez le médecin et le café me donne la diarrhée. Tout me semble difficile et compliqué, je rêve des jours faciles qui marquent mon passé. Je ne veux pas mourir.
J’ai 22 ans, mais chaque jour est différent. Mon âge change selon mon environnement, mes passions, mes occupations et ceux qui m’entourent. Je fais toutes ces choses, et j’en fais plus encore. J’accomplis chaque jour davantage que ce que je pensais être capable, et je réponds présente à toutes les siestes pour compenser. Mine de rien, sans m’en rendre compte, après avoir fait tant d’efforts auxquels je n’ai plus besoin de constamment penser désormais, je suis heureuse. J’ai 22 ans, je fais tout ce que je veux, mais je ne veux plus de tous ces gestes qui me détruisaient. Je ne veux pas m’en contenter.