Sois belle et tais-toi
J’ai écrit ce texte dans le cadre de l’un de mes cours et sous le thème libre de l’oppression. Dans un style s’inspirant de celui de Ducharme, c’est une fiction. Je ne t’en présente pas souvent, pourtant, c’est ce que j’écris ces temps-ci. xx
J’ai cinq ans. Aujourd’hui, je n’ai pas mis de leggings sous ma jupe pour sortir au parc avec mes amies. Alors qu’elles culbutaient dans l’herbe, j’ai dû m’asseoir sagement sur un banc, en attendant qu’elles dépensent leur énergie. Moi aussi j’ai envie de courir, moi aussi je voudrais faire des roulades, descendre la pente tête première. Mais je porte une jupe, et rien dessous. C’est ma faute, je n’aurais pas dû oublier. Maman me grondera si elle apprend par la voisine que je me suis roulée dans l’herbe sans pantalon. Maman sait tout. Elle guette la moindre erreur de ma part.
J’ai dix ans. Aujourd’hui, on m’a renvoyée à la maison à cause de ma tenue. Malgré la canicule, mes vêtements d’été sont trop courts, mes camisoles montrent mes épaules, sans parler de ma couette qui laisse voir ma nuque. Je ne peux pas porter mes sandales, ni mes robes préférées. Les garçons peuvent se promener torses nus à la récré, mais je suis forcée de m’asseoir à l’ombre avec ma bouteille d’eau. Mes amies et moi nous partageons la fraicheur des rares arbres sous le soleil de midi. Notre école n’a pas d’air climatisé, et les ventilateurs font trop de bruits, ils dérangent. Dérangent qui, dérangent quoi ? Les ventilateurs dérangent, les vêtements des filles dérangent, le rose dérange. Je dérange. Je m’assoie à l’ombre et je tente de ne pas déranger.
J’ai quinze ans. Aujourd’hui, la directrice m’a rencontrée pour me demander si ça allait. Non, bien sûr que non ça ne va pas, j’ai quinze ans et je suis laide ! J’ai hoché la tête et j’ai dit oui. Elle m’a parlé des commentaires qui circulent dans les couloirs, comme si je ne les entendais pas déjà à chaque heure de chaque journée. Je suis bizarre. Je ne mange pas assez. Je passe trop de temps seule, ou à la bibliothèque. Je dois me faire des amies, des personnes réelles, dans le vrai monde. Ce qu’elle n’entend pas, ce sont les autres, les chuchotements. Lorsque je mets des pulls, on m’accuse de me cacher, d’avoir honte, de ne pas assumer mes formes. En tee-shirt, je suis une pute, j’attire l’attention, je me montre trop. Mes boutons sont hideux, je devrais les cacher, mes cernes aussi, et chacune de mes moindres imperfections. Mais mon maquillage est trop lourd, mes yeux trop mis en valeur, mes lèvres trop pulpeuses. J’en fais toujours trop ou pas assez. Je ne sais pas comment faire correctement. Je ne fais jamais rien correctement.
J’ai vingt ans. Aujourd’hui, j’ai dit FUCK TOUTE. J’entends encore les chuchotements, mais je ne les écoute plus. J’ai décidé de ne plus entendre. J’ai teint mes cheveux, je me suis fait percer le nez, mis du noir autour de mes yeux. Mes résilles et mes chaînes accompagnent chaque jour mes tenues, mes jupes supposément trop courtes et mes chandails trop échancrés. On dit que je consomme trop, que je suis facile, que je vis pour les autres. Je n’ai pas d’identité. Je couche avec les hommes pour leur faire plaisir, pour tenter de ressentir quelque chose. Je couche avec les femmes pour essayer, parce que ça fait parler, parce que j’espère être différente. Je me cherche, mais je ne vois que les reflets de mon âme dans un miroir cassé. Je pleure chaque soir pour m’endormir. On dit encore que je cherche à attirer l’attention. C’est faux. Je cherche à vivre. Mais je m’en fous, j’ai dit fuck toute, je n’entends plus. J’ai décidé de ne plus entendre.
J’ai vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il parait que j’ai du succès. J’ai les cheveux blonds, je marche chaque jour sur des talons qui me font mal aux pieds, les jambes coincées dans un tailleur noir et la poitrine serrée par une brassière avantageuse sous ma blouse blanche. Je pousse les portes vitrées la tête haute, je lance des sourires taquins aux hommes en costumes veston-cravate, ça leur fait plaisir. Je croise les jambes sous mon bureau, comme les jolies femmes dans les films. J’ai des verres de contact, je suis polie, courtoise, bien mise. Je prends des notes pour mon patron, organise ses rendez-vous, laisse entrer ses clients, réponds au téléphone. Le soir, je sors avec mon copain et ses chums d’université. Je souris, j’acquiesce, je ne participe pas au débat. On rentre dans notre minuscule appartement que je suis la seule à entretenir pour se coucher dans notre lit où il est le seul à jouir. Enfin, je ne dérange plus. Le bonheur d’une femme repose en sa capacité de ne pas déranger.
J’ai soixante ans. Aujourd’hui, j’ai tout lâché. Mon patron, mon travail, mon mari, ma vie. J’ai dit adieu aux enfants que je n’ai pas eu, et je suis embarquée dans une nouvelle aventure. J’ai les cheveux blonds, bruns, mauves, rose, verts, bleus, noirs, rouges. J’ai des tenues colorées, tantôt longues, tantôt courtes. Je mange ce dont j’ai envie, je sors quand j’ai envie, je fréquente les femmes que je ne me suis jamais permise d’aimer. Quand je suis tannée, je change de café, d’appartement, de ville, de pays. Toutes mes affaires tiennent dans ma tête, dans les livres que j’emprunte ou que j’achète puis abandonne sur un banc lorsque je les termine. Je sens les regards sur moi, le vent des chuchotements sur ma peau, mais je suis sourde. Je me fais tatouer sur la peau, sur le cœur, les souvenir qui me rendent heureuse. J’apprécie parfois un verre de bon vin, une bonne bouteille, ou même deux si je le souhaite. Il n’est jamais trop tard. On n’est jamais trop vieille. Je ne suis pas trop vieille pour vivre, et je refuse qu’on me jette dans une maison d’ainées pour m’y oublier.
J’ai cent ans. Aujourd’hui, je suis morte. Enfin, c’est vrai, je ne dérange plus personne. Mais surtout, enfin, personne ne me dérange plus. Et alors, je réalise que ce n’est pas moi qui dérange, mais ce sont les autres, tous les autres, et je ne suis qu’une autre dans la vie de tous les autres.